20

J’ai repris conscience le nez dans la poussière, sur un plancher rugueux. Il faisait sombre, l’air empestait la moisissure. En dépit de la migraine qui me sciait le crâne en deux, j’ai vu qu’on m’avait entièrement dépouillée de mes vêtements pour m’habiller d’une tunique de toile grossière, façon « squaw ». J’étais pieds nus, les mains attachées dans le dos au moyen de bracelets de fer qu’une chaîne reliait à la paroi.

La pièce était nue. J’ai cru tout d’abord avoir échoué à l’intérieur d’une cabane de trappeur, puis j’ai pris conscience de l’absence de bruit environnant. Je n’entendais plus ni le vent ni les oiseaux. Tout était assourdi, feutré, comme dans un studio d’enregistrement. Je me suis agenouillée, ce qui a décuplé les élancements dans ma tête. J’ai vomi. Une moiteur collante dans la nuque m’a indiqué que le cuir chevelu était entamé et que j’avais saigné.

Il m’a fallu dix minutes pour émerger de la confusion où je pataugeais. Quand les vertiges se sont estompés, j’ai rampé tant bien que mal vers la minuscule fenêtre ouverte dans la paroi pour jeter un coup d’œil à l’extérieur.

J’ai laissé échapper un cri de surprise. Je n’étais plus « dehors », on m’avait descendue dans la mine !

Devant moi s’ouvrait une interminable galerie avec ses poutres, ses étais. Le boisage récent cohabitait avec l’ancien que les siècles avaient durci au point de le minéraliser. Le tunnel était éclairé de place en place par des rais de lumière s’infiltrant par les crevasses de la voûte. À ce détail, j’ai compris que nous n’étions pas loin de la surface. Les zones ensoleillées alternaient avec les plages d’obscurité, plus nombreuses. La végétation du dehors s’infiltrait par les lézardes, le lierre notamment, dont les feuilles pendaient en grappes épaisses au-dessus des têtes. La galerie mesurait cinq mètres de large sur trois de haut ; des guérites, des bicoques la bordaient. J’ai supposé qu’il s’agissait de « boutiques » ou plutôt d’échoppes rudimentaires comme on en voyait au Moyen Âge. On y troquait de la nourriture, des outils, et chaque échange donnait lieu à d’interminables palabres.

Des gens allaient et venaient, ne s’adressant la parole qu’en chuchotant. Probablement, dans cette galerie proche de la surface, était-il interdit de s’exprimer à voix haute afin de ne pas courir le risque d’être repérés par d’éventuels randonneurs passant par hasard près des failles fissurant la voûte. Les gens du tunnel portaient des vêtements rudimentaires. Des tuniques de gros drap ou de peau tannée, qui les faisaient ressembler à des Romains de l’Antiquité. Leur peau était pâle, comme celle des prisonniers qui purgent de longues peines. Ils avaient tous les cheveux courts, même les femmes. Assez curieusement, ces dernières affichaient sur leurs oripeaux des bijoux d’or pur, de style barbare, qui devaient valoir une fortune vue leur poids en métal précieux. J’ai pensé : « Des clochardes parées comme des princesses… »

Le tableau avait quelque chose de surréaliste, et je me suis demandé si je n’étais pas victime d’une hallucination engendrée par la commotion cérébrale.

Je me suis assise sur le sol car la tête me tournait. Où était passé Noah ? Pourquoi ne se trouvait-il pas avec moi ? Les menottes m’entaillaient les poignets, j’ai dû reculer pour diminuer la pression exercée par la chaîne. Une terrible envie d’uriner me dilatait la vessie mais rien n’avait été prévu pour me permettre de me soulager décemment. J’en ai déduit qu’on désirait m’humilier. Après avoir lutté en vain, je me suis accroupie dans un angle de la pièce. Bien évidemment, avec les mains liées dans le dos ce n’était pas commode et je m’en suis foutu partout, mais bon, c’était ce que voulaient mes geôliers, alors pourquoi leur refuser ce petit plaisir ?

J’avais également faim et soif. Je me suis couchée sur le flanc et j’ai fermé les yeux. Il est difficile d’évaluer le temps lorsqu’on n’a pas de montre. Il faisait nuit à présent, on avait allumé des torches au long de la galerie, une sentinelle allait et venait sous ma fenêtre. Au loin, des enfants chantaient en chœur une ritournelle qui m’était inconnue. Ils s’exprimaient avec un fort accent, comme s’ils prononçaient l’américain à la façon des premiers émigrants. C’était étrange. Des odeurs de nourriture flottaient dans l’air, avivant ma fringale. La vie au cœur des tunnels semblait paisible et parfaitement réglée. Là où Pitman et Jensen avaient imaginé une horde de barbares à la Mad Max, vivotait une communauté apparemment civilisée. À cause du coup reçu sur la tête, j’ai lutté le plus possible pour ne pas céder au sommeil. J’avais décidé de ne pas faire de scandale. Hurler, protester, appeler au secours n’aurait servi à rien. Je jugeais plus malin de jouer la carte de la docilité et de voir venir. Je me suis écroulée un peu avant l’aube. À mon réveil, j’ai découvert une écuelle remplie d’eau sur le sol.

La journée du lendemain s’est écoulée de la même manière, à cette différence près que je devais me déplacer à quatre pattes pour laper le liquide comme un animal. Manifestement, ce cérémonial visait à me convaincre que j’avais intérêt à obéir si je voulais survivre. La sensation de faim devenait insupportable. J’ai néanmoins gardé le silence. Je voulais qu’ils me croient brisée, terrifiée, prête à tout. S’ils estimaient que je ne me rebellerai pas, ils relâcheraient leur vigilance. C’était l’un des principes inculqués par mon père. Sous ma fenêtre, les gens ont continué à vaquer à leurs occupations en chuchotant.

 

La vieille femme est entrée dans la pièce au début de l’après-midi. Vêtue en squaw, soixante-dix ans, une tignasse gris fer coupée au carré. Elle était chaussée de mocassins cousus main. Un lourd pectoral d’or scintillait sur sa poitrine, une pièce digne d’un trésor maya qui contrastait avec sa vêture de pauvresse. Elle s’est agenouillée devant moi et m’a saisi le menton pour m’ouvrir la bouche.

— Tu as toutes tes dents, a-t-elle approuvé d’une voix rauque. Je t’ai examinée quand tu étais inconsciente. Tu n’es plus vierge, c’est dommage, tu aurais eu davantage de valeur. Pas beaucoup de seins non plus, c’est un tort, les hommes apprécient les grosses poitrines.

Elle me palpait le ventre comme un maquignon, me tâtait les muscles des bras et des jambes.

— Tu ne fais pas d’histoires, c’est bien, a-t-elle grogné. Tu l’as compris, on ne te relâchera pas. Si tu essayes de t’échapper, tu seras exécutée. On manque de femmes ici. Un apport de sang neuf est devenu nécessaire. Depuis cinq ans, il naît beaucoup de bébés mal formés. La faute en revient aux unions consanguines. Nous sommes tous cousins ici-bas. C’est mauvais pour la race, mais Jonathan, notre ancien chef ne voulait rien entendre. « Pas d’étrangères, répétait-il. Nous devons rester entre nous, préserver l’intégrité du clan. » Il se trompait, ça n’a rien donné de bon.

Elle a continué à m’examiner sans vergogne, troussant la tunique sur mes hanches, me pinçant les tendons.

— Tu n’es pas épaisse mais tu as du muscle, a-t-elle bougonné. Et du nerf aussi. Celles qui t’ont précédée dans cette pièce ne cessaient de hurler et d’appeler au secours, il a fallu les bâillonner.

Elle s’est immobilisée pour me fixer, les paupières mi-closes.

— Tu es maligne, a-t-elle caqueté. Je préfère ça. Je n’aime pas recourir à la brutalité. Les choses peuvent se passer de deux manières. La première : tu refuses de coopérer, et mes garçons doivent te rosser pour t’apprendre l’obéissance, ensuite, ils te passeront dessus l’un après l’autre, et ça risque de ne pas être agréable. La seconde manière : tu te comportes avec docilité, dans ce cas, je te mets en vente. Tu iras au plus offrant, tu deviendras sa femme et tu lui donneras beaucoup d’enfants. À chaque nouvelle naissance, tu recevras en dédommagement le poids du bébé en or. Que nos guenilles ne t’abusent pas, nous sommes riches, très riches, même si nous n’accordons pas beaucoup d’importance aux trésors arrachés à la terre. Quand tu ne seras plus capable d’enfanter, on te laissera libre de remonter à la surface et de retourner chez les tiens en emportant l’or que t’auront fait gagner tes accouchements. Tu vois, je ne te propose pas un marché de dupe. Il te faudra juste faire preuve d’un peu de patience et te montrer féconde. Les hommes accordent beaucoup d’importance aux choses du lit, mais tu sais comme moi que ces corvées ne durent jamais longtemps. Il suffit de penser à autre chose en serrant les dents pendant dix minutes, et c’est déjà du passé.

Une quinte de toux l’a forcée à se taire. Je me suis demandé si ses poumons étaient encrassés de paillettes d’or, comme ceux du cadavre repêché dans le lac. Ses traits étaient durs, sillonnés de rides profondes, ses mains calleuses. Il lui manquait deux phalanges à la main droite.

— Dis-toi que tu as de la chance d’être une femme, a-t-elle repris en s’essuyant la bouche. Les hommes du dehors n’ont aucun intérêt pour nous, nous avons pour règle de nous en débarrasser le plus vite possible. Tout à l’heure, tu auras l’occasion d’assister à l’exécution de ton compagnon. Ce sera probablement pénible, car il manque de courage et risque de mourir dans une totale absence de dignité. Je veux que tu voies cela. Ainsi tu comprendras que nous ne plaisantons pas. Maintenant je vais t’apporter de quoi te laver, puis tu mangeras. Ensuite je te promènerai dans les galeries pour t’exhiber devant tes futurs acheteurs.

Elle est sortie. Je savais qu’elle disait la vérité. Je devais m’attendre au pire et ne penser qu’à survivre. La peur me serrait la gorge mais je faisais mon possible pour la juguler.

La vieille est revenue avec un seau, une tunique propre, des mocassins et quelques objets de toilette, notamment un grand peigne et une brosse en or 24 carats. Elle m’a libérée de mes chaînes, ôté ma robe et rincée à grande eau. Une fois que j’ai eu enfilé la tunique, elle s’est agenouillée derrière moi pour me démêler les cheveux. Ses gestes, doux, contrastaient étrangement avec les menaces qu’elle avait proférées un instant plus tôt.

— Je suis Rita-la-Blanche, a-t-elle grogné. Il y a maintenant cinq ans que je dirige la mine, j’ai pris la succession de Jonathan qui est mort d’un engorgement de poitrine. J’ai changé beaucoup de choses ici-bas, édicté des règles, fixé de nouveaux objectifs. Il était temps, Jonathan avait laissé les choses partir à vau-l’eau. Les jeunes commençaient à se montrer rétifs, insolents. L’inactivité ne convient pas aux adolescents, il est nécessaire de canaliser leur énergie, de leur fournir un but…

J’ai soudain compris qu’elle était à l’origine du harcèlement dont Late Encounter était victime. Les flèches, c’était son idée ! Elle avait décidé de partir en guerre contre Pitman pour occuper les membres les plus turbulents de son clan. Rien de mieux qu’un petit conflit pour consolider les liens d’une communauté, pas vrai ?

J’aurais eu mille questions à lui poser mais je n’osais pas. Je voulais éviter de paraître trop futée.

Ma toilette achevée, elle m’a calé une écuelle dans les mains. De la viande séchée et des légumes sauvages bouillis. Ça manquait de sel mais c’était bon.

— Je suis contente que ça se passe comme ça, a-t-elle bougonné. Je n’aime pas battre les filles. Si tu sais mener ta barque, tu parviendras à te hisser à une bonne place à l’intérieur du groupe. C’est ce que j’ai fait. Telle que tu me vois, j’ai donné naissance à douze enfants. Sept sont morts avant d’avoir atteint leur dixième année, mais on m’a tout de même payé leur poids en or. Dans ton pays, je serais riche. C’est la règle ici. On paye les femmes pour le travail du lit. Une ancienne tradition qui remonte aux premiers temps de la mine, quand des prostituées officiaient dans les tunnels pour distraire les ouvriers. Les hommes creusent la terre pour gagner l’or qu’ils offriront à leurs épouses. Tu apprendras cela. Si ton mari ne peut plus te payer, tu as le droit de le quitter et de te remettre en vente sur le marché. Toutefois les enfants que tu lui auras donnés resteront sa propriété puisqu’il les aura régulièrement achetés.

Elle a émis un rire d’excuse et sabré l’air d’un geste vague.

— Mais je parle trop, a-t-elle soupiré. Je t’assomme de nouveautés. Tu apprendras sur le tas. Je n’ai qu’un conseil à te donner, sois bonne fille et nous serons amies. Mais si tu tentes de t’échapper, tu subiras le même châtiment que ton camarade, tout à l’heure. À présent assez bavardé, viens.

Elle m’a forcée à me lever et m’a noué autour de la gorge un collier étrangleur en cuir gras relié à une longe. Elle m’a montré qu’il lui suffirait d’un coup de poignet pour me couper la respiration.

Nous sommes sorties de la cabane. Elle marchait en me tenant en laisse, comme une chienne. Je me suis alors rendu compte que ma tunique était largement échancrée sur les côtés. À chaque pas, elle découvrait mes cuisses et mon ventre. Un sentiment d’irréalité anesthésiait ma peur. Les installations bordant la galerie évoquaient le campement de Robin des Bois. Ce n’étaient que rondins assemblés par des liens de chanvre, cabanes sur pilotis, mezzanines perchées au sommet d’un entrecroisement de poutres. Il faisait sombre mais Rita allait d’un pas vif, en habituée des lieux. Une rumeur s’élevait sur mon passage, tissée de chuchotements masculins. On me détaillait, on me soupesait, on m’évaluait. Je n’y prêtais pas garde, en fait j’essayais de mémoriser la disposition des tunnels, de repérer les crevasses par lesquelles je pourrais éventuellement m’enfuir. Je savais qu’il me faudrait agir sans tarder si je voulais éviter d’être engrossée par l’un des mâles de la tribu. Quelque chose me disait que Rita avait hâte de me vendre, ne serait-ce que pour briser mes dernières résistances. Elle n’ignorait pas qu’une fois enceinte, il me deviendrait impossible de prendre la fuite en escaladant une paroi abrupte.

Au bout d’un moment elle a décrété que ça suffisait pour aujourd’hui.

— Je dois préparer l’exécution de ton petit copain, a-t-elle ajouté. J’espère que tu te tiendras bien. Nos gars n’aiment pas les filles qui s’évanouissent pour un rien. Ne me fais pas honte. Si tu piailles comme une poule plumée, tu perdras de ta valeur.

Je n’ai pu faire autrement que de l’accompagner dans ses déambulations. Les habitants des galeries lui témoignaient une grande déférence. Elle se faisait obéir sans jamais élever la voix. Chaque fois qu’elle devait entrer dans une cabane, elle m’attachait dehors, à la rambarde, comme un cheval. Je devais rester là, plantée sur le seuil, les bras ballants, sous la surveillance des gardes postés dans l’ombre, et qui la suivaient partout. De toute manière, prendre la fuite aurait été voué à l’échec. Je n’avais aucune idée de la configuration des galeries, et s’il existait des boyaux permettant de remonter à la surface, j’ignorais où ils se cachaient. Je n’aurais pu, tout au plus, que courir au hasard pour me perdre dans le labyrinthe des tunnels où mes poursuivants auraient eu beau jeu de me rattraper. Non, il était encore trop tôt pour leur fausser compagnie. Il me fallait serrer les dents et guetter le moment propice, même si pour cela je devais subir quelques expériences désagréables. La panique est mauvaise conseillère.

Les échos lointains de coups de pioche me parvenaient, étouffés par la distance. De temps à autre, un homme s’approchait à la dérobée, et soulevait ma tunique pour contempler mon ventre et mes fesses, puis s’en allait sans mot dire. J’étais devenue une marchandise offerte à la curiosité des badauds. Je ne bronchais pas, car Rita guettait mes réactions.

 

La matinée s’est écoulée lentement. Pour me récompenser de ma conduite, Rita m’a conduite dans un vieux réfectoire creusé dans l’épaisseur de la roche. Il s’agissait d’une installation datant des premiers temps de l’exploitation minière. Sur les murs, d’antiques panneaux publicitaires dévorés par la rouille vantaient les mérites d’une marque de bière dont je n’avais jamais entendu parler. Le bois des tables et des bancs, durci par les siècles, avait la consistance du marbre. Un cabaretier obséquieux nous a apporté un poisson bouilli aux herbes qu’accompagnaient des champignons sauvages. Encore une fois, couverts et gobelets étaient en or.

— Ça s’annonce bien, a marmonné Rita. Les hommes t’apprécient plus que je ne l’espérais. C’est la première fois qu’une rousse descend dans la mine, ça les intrigue. Tu devrais être vendue un bon prix. Tu toucheras 10 % du montant de la transaction, c’est la loi. Cela constituera ta dot.

J’avais parfois du mal à comprendre son accent. Elle employait des mots d’une autre époque, des jurons qui semblaient sortir d’un roman du XIXe siècle.

— Tu dois te demander pourquoi nous ne nous sommes jamais mêlés aux gens du dehors, hein ? a-t-elle ricané. Ç’aurait été possible puisque nous avons fini par creuser des cheminées de remontée ; nous avons décidé de n’en rien faire. Vous nous sembliez si… bizarres, si incompréhensibles… Vos mœurs, vos vêtements, vos objets, tout nous répugnait et nous confortait dans notre choix de demeurer à l’écart. Oh ! il y a eu bien des palabres à ce propos, bien des réunions sur le thème « devons-nous pardonner à ceux qui nous ont jadis abandonnés dans le malheur ? », mais aucune majorité ne s’est dégagée. J’ai toujours été contre l’idée de démocratie, il n’en résulte rien de bon. Le peuple fonctionne à la manière du bétail, ce qu’il lui faut, c’est un bon chef. Où a-t-on vu qu’un conducteur de troupeau demande son avis aux vaches ?

Je ne l’ai pas contrariée. Elle semblait avoir enfourché son cheval de bataille. La nourriture était excellente.

— Le poisson vient des tunnels submergés, a-t-elle déclaré en crachant une arête. Il y en a à profusion. Les champignons également. Ils constituent en quelque sorte notre plat national, c’est grâce à eux que nos ancêtres ont survécu après l’inondation. Chez nous, personne ne meurt de faim. Les jeunes ramènent du gibier de l’extérieur, je trouve cela inutile mais c’est une activité qui leur permet de se dépenser.

L’eau, dans les gobelets d’or cabossés, était cristalline, à la différence de celle du lac toujours chargée en sédiments calcaires.

— Ce sont vos hommes qui ont tué l’archer et les « Fils de Paul Bunyan », n’est-ce pas ? ai-je demandé.

— Bien sûr, a-t-elle lâché distraitement. L’archer était payé par Pitman pour nous donner la chasse. L’imbécile ! Il ne se doutait pas que nous étions si nombreux. Mais il était très doué pour se cacher, et il nous a donné du fil à retordre. De temps à autre, il tirait des flèches sur les toits du village, pour sacrifier à ce rite absurde que Pitman appelait la « loterie ». Mes garçons l’ont éliminé, ainsi que ces types qui t’accompagnaient, les membres de ce club ridicule…

— Mais pourquoi les avoir mutilés ?

— Pour terrifier nos adversaires et leur ôter l’envie de venir rôder sur nos terres, tiens ! Un cadavre coupé en morceaux et recousu fait toujours son petit effet, surtout quand le procédé s’inspire d’une vieille légende indienne, celle d’Ata-Wi. Une fois l’archer mort, nous avons repris la « loterie » à notre compte, à cette différence près que nous avons soigneusement choisi nos cibles au lieu de nous en remettre au hasard !

— Quand vous avez assassiné Jim Braslow et ses amis, vos gars m’ont épargnée, pourquoi ?

— Je te l’ai dit, nous ne tuons pas les femmes.

 

L’heure que je redoutais tant a sonné, et Rita s’est levée.

— Viens, a-t-elle ordonné. Tu dois voir mourir ton compagnon. Conduis-toi bien. Si tu vomis je te corrigerai.

Tirant sur la longe de cuir, elle m’a traînée au carrefour de quatre galeries ; là se tenaient rassemblés une cinquantaine d’hommes, de femmes et d’enfants. Au centre de cet attroupement, Noah Jensen, sanglé sur une chaise, attendait en proférant des sons inarticulés. Il était nu, grelottant de peur, garrotté par une demi-douzaine de ceinturons qui lui comprimaient la chair. Un étau de bois lui maintenait la tête renversée en arrière, les yeux tournés vers le plafond. À sa gauche, un chaudron posé sur un brasero bouillonnait avec un bruit sourd.

Un homme ganté, en tablier de cuir, attendait en silence, les bras croisés. Rita s’est avancée au premier rang et lui a fait signe de commencer. Le bourreau s’est alors emparé d’un gros entonnoir qu’il a enfoncé dans la bouche de Noah, lui brisant les incisives au passage, puis, sans plus tergiverser, il a puisé dans la marmite au moyen d’une louche à manche de bois. D’un mouvement rapide du poignet, il en a déversé le contenu dans l’entonnoir… à l’éclat particulier du liquide, j’ai compris qu’il s’agissait d’or fondu. Noah a poussé un hurlement atroce. L’homme au tablier de cuir a activé la manœuvre, puisant et versant à un rythme soutenu. Très vite, Noah a cessé de hurler. J’ai su qu’il était mort quand ses sphincters ont lâché et que son corps s’est tassé entre les accoudoirs du fauteuil. Je me suis détournée et j’ai vomi. Des papillons noirs voletaient devant les yeux. Rita a donné un coup sec à la laisse, m’écorchant le cou. À mon oreille, elle a sifflé : « Pas de ça avec moi ! »

Sans un mot, la foule s’est dispersée, nous laissant seules avec le bourreau et le cadavre.

— C’est ce qu’il voulait, non ? a ricané Rita en me forçant à la regarder. L’or ! L’or ! ça l’obsédait, ça obsède tous ceux de ta race, ceux du dehors. Tu veux voir ce qu’il restera de lui une fois sa chair décomposée ?

Elle m’a tirée vers une alcôve de pierre où s’entassaient des sculptures biscornues que j’ai mis trois secondes à identifier. C’était, en vrac sur le sol, un amoncellement de moulages en or représentant des œsophages, des estomacs…

— Quand l’or liquide refroidit dans le ventre des morts, a expliqué Rita, il prend la forme de l’organe qui le contient, ça donne ces drôles de choses. Nous les récupérons quand le corps s’est décomposé. Pour l’exemple. Parfois ça dissuade les réfractaires de me contrarier, mais parfois non.

D’un coup d’œil j’ai dénombré une cinquantaine de « sculptures ».

— Je te montre cela pour te faire comprendre quelle chance tu as d’être une femme, a répété Rita. J’ai lu dans un vieux livre que les empereurs de Chine punissaient de cette manière les fonctionnaires surpris en train de puiser dans les caisses du palais.

 

Un peu plus tard, elle m’a fessée en public, la tunique troussée sur les reins, afin d’exciter les hommes je suppose, et de faire grimper ma valeur marchande. J’ai subi la correction en gémissant juste ce qu’il fallait. J’avais connu pire mais je ne voulais surtout pas la décevoir.

Puis elle m’a ramenée dans ma cellule et déclaré :

— Je pense que tu as compris, je ne t’enchaînerai plus à partir d’aujourd’hui, et cette porte restera ouverte, mais si tu tentes de t’échapper, tu feras connaissance, toi aussi, avec l’entonnoir du bourreau. Tu es prévenue. Ne sois pas stupide ; si tu suis mes conseils tu feras ton petit bonhomme de chemin dans la mine et qui sait si, dans quarante ans, tu ne régneras pas, toi aussi, sur l’empire des galeries ?

Sa tirade achevée, elle m’a laissée seule avec mes cauchemars.

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